Lettre 1 : Six mois à Singapour
Singapour,
Le 13 octobre 2018
Après avoir laissé ce blog en jachère pendant près d’un an, après avoir emménagé il y’a de cela six mois à Singapour, par où recommencer ?
Et dans quelle langue écrire ?
J’avais à peu près résolu la question de la langue lorsque j’avais créé ce blog l’année dernière, me décidant pour l’anglais, langue dans laquelle je me sens plus libre -bien que paradoxalement mon vocabulaire soit moins riche. Mais en arrivant à Singapour, lorsque j’ai commencé à me demander si j’allais poursuivre l’écriture, ou non, ce choix m’a semblé moins certain. Si je comptais écrire pour mes amis restés en France, le français ne serait-elle pas la langue qui s’impose ?
Si j’étais de mauvaise foi ou me laissais embarquer dans un élan de lyrisme, je pourrais tenter de faire croire que je switche en français pour me rapprocher de la France, de maintenir une part de mon identité et un lien avec ceux que j’ai laissés derrière moi. Mais ce serait bidon, puisque je travaille entourée de Français, report auprès du boss en français… Au final, je suis dans un pays anglophone, car oui, l’anglais est l’une des quatre langue nationales (oui, vous avez bien lu, quatre) de Singapour, celle que les enfants apprennent et utilisent à l’école avant même la “langue ethnique” (malais, mandarin ou tamoul), celle des parents (ou plutôt, parenthèse culturelle, celle rattachée aux parents, car dans le cas du mandarin par exemple, les familles ethniquement chinoises parlaient en général des dialectes et pas le mandarin, avant que les dialectes ne soient plus enseignés et le mandarin imposé aux enfants chinois à l’école – NB: la question de l’identité singapourienne est fascinante et j’y reviendrai peut-être plus tard – d’autant plus que ce genre de question m’intéresse beaucoup, cf. mes premiers articles, repêchés d’un ancien blog et vieux de 4 ans déjà, qui s’intéressaient à la question de l’identité et la culture des artistes de Shanghai et des habitants de Lijiang, en Chine // il est temps que je ferme cette parenthèse beaucoup trop longue !).
Revenons-en à Singapour, pays anglophone, où je parle peu anglais (finalement, heureusement que mes colocs sont là pour me faire sortir de ma bulle française !), où je n’utilise pas non plus le chinois, puisque tout le monde, même les plus vieux, parlent, ou tout du moins baraguouinent l’anglais, et n’imaginent même pas que je parle le chinois, avec ma tête d’occidentale, et où, enfin, je n’entends même pas parler le Singlish, la langue vernaculaire de la cité-Etat, fusion d’anglais, de malais, imbriqué selon une grammaire d’inspiration chinoise.
Après six mois à Singapour, je continue d’évoluer à côté de cette culture, sans tout à fait y pénétrer entièrement.
Fort Canning.
Et ainsi que me le faisait remarquer une copine de classe, je suis devenue le cliché de la Française à l’étranger.
Je fais donc mes courses au ColdStorage, l’équivalent local de Monoprix, où tous les produits sont importés (comme dans beaucoup de marchés et supermarchés néanmoins, parce que vu la taille de l’île-Etat, pas grand chose n’y pousse..), où les myrtilles viennent des Etats-Unis et coûtent 9$ les 200g, et où il est impossible de ressortir avec un ticket de caisse à moins de 35$ (enfin, ça c’est si tu n’avais pas les courses à faire, juste racheter du shampoing, un truc que tu as oublié la fois d’avant et un snack..).
Je cuisine des cakes au fromage et des quiches (qui me coûtent méga chers, puisque la plaquette de beurre coûte 10$, tout comme la mini portion de fromage, ..).
Comme -et un peu à cause de- mes collègues Français râleurs et plein de principes, je ne mange pas souvent au food court, cette institution singapourienne, marché dédié à la nourriture, avec des dizaines de stands, des tables où l’on s’installe pour manger pas cher et rapidement, parfois en plein air (on parle de hawker center), mais pas toujours.
Parfois, j’ai envie de vin ou de fromage, et donc je vais au Ginett, le point de ralliement des Français, pour prendre ma planche, quelqu’en soit le prix.
Comme les Expats européens, je regrette les terrasses (ah les cafés parisiens!), où l’on se pose en fin d’après-midi pour siroter un mojito, une bière.. Les terrasses parisiennes m’ont d’ailleurs pas mal manquées en arrivant à Singapour en avril : après un hiver qui s’éternisait en France, j’arrivais au soleil, et mon conditionnement de Française me poussait à chercher des terrasses, des after-works.. ce qui n’est pas très compatible avec la culture mall, et encore moins avec une pinte à 18$..
Emerald Hill.
Un pied dedans, un pied dehors, j’ai parfois l’impression d’être ici que de passage, de ne pas vraiment habiter Singapour.
Je ne suis pas vraiment allée au-delà des clichés de la cité-Etat : les grandes tours en bord de mer (qui n’ont, toutefois, à mon goût, pas la magnificence de celles de New York, ou le charme de celles d’Hong Kong) et bien sûr, le MBS, le petit nom donné par les locaux, qui raffolent des acronymes, au Marina Bay Sand, le célèbre hôtel coiffé d’un bateau, et son bar-boîte, le Cé-la-Vi.
J’ai en effet du mal à trouver quoi faire d’autre, à identifier des quartiers un peu sympas, des choses un peu alternatives.
En arrivant, les pool parties dans les hôtels ont un certain charme, mais ça devient vite répétitif.
Il y’a bien quelques musées, mais les expositions et les festivals se font plus rares. Pour voyager, il faut passer la frontière..
Finalement, on en vient à mieux comprendre l’engouement local pour les malls et les restaurants : non seulement il y a la clim, détail de taille quand il fait 32 degrés toute l’année.. mais en plus, il n’y a pas beaucoup d’autres choses à faire. Encore que je suis un peu de mauvaise fois, puisqu’une amie me disait avoir exploré chaque weekend un nouveau parc, une réserve, etc. pendant près d’un an.
L’autre passion locale -et attention, on va retomber dans le cliché- semble être l’amour des voitures : toutes importées, avec un important ratio de voitures de sport européennes (puisque vu le prix des taxes, qui multiplie le prix d’une voiture classique par deux, seuls quelques happy fews -et les diplomates, qui bénéficient d’une exemption!- peuvent se payer une voiture, et alors dans ce cas, autant en profiter..). On les voit passer, sur Orchard Road, la version locale des Champs Elysées, sur Bukit Timah Road, la grosse avenue qui longe le Botanic Garden et dessert les condos de luxe, et on se demande si les conducteurs ont la même vie que Nick ou Colin de l’excellent Crazy Rich Asians de Kevin Kwan. Un livre que j’avais découvert il y’a 4 ans déjà, quand j’habitais à Pékin (la parenthèse frime inutile ^^) et qui avait contribué à façonner mon idée de ce qu’est Singapour. Un livre globalement ignoré ici, jusqu’à ce qu’il soit transposé à l’écran cette année ; il a alors fait couler beaucoup, beaucoup, d’encre dans les journaux de cette cité-Etat, où il ne se passe pas grand chose..
Car oui, la vie est bien lisse à Singapour.
Ca a ses bons côtés : l’absence de criminalité, le fait qu’on laisse laisser son téléphone sur sa table pour “réserver sa place” au hawker center (!), et puis aussi ses côtés déstabilisants, voire dérangeants (en particulier quand on est français !), telle l’absence de débat. Ca s’observe notamment dans les journaux, qui ressemblent à des communiqués de presse améliorés du gouvernement, et agrémentés des quelques faits divers un peu sordides, qui surviennent quand même, parfois, et prouvent que tout n’est pas réglé comme du papier à musique, qu’il y a parfois des petits couacs : le père dépressif qui tue sa fille autiste avant de se suicider, la maid en fuite après que ses employeurs aient été retrouvés morts..
Finalement, c’est ainsi que se révèle le petit côté “Dystopie sous les tropiques” de Singapour.
(note to self: je suis très fière de cette expression, “dystopie sous les tropiques”, peut-être qu’un jour j’essaierai d’écrire un livre, et de l’intituler comme ça).
Sous le vernis clinquant, le niveau de vie des Expats et des Crazy Rich est en partie permis par le recours à une main d’oeuvre très peu chère venue des pays voisins : les maids qui entretiennent les maisons et s’occupent des enfants 6 jours sur 7 pour 500 dollars par mois (et dont les passeports sont gardés par les employeurs, responsables moralement et pénalement de leurs maids, comme si elles étaient des mineures, maids qui doivent faire régulièrement des tests de grossesses et check-ups médicaux !), les travailleurs migrants qui travaillent sur les chantiers permanent de la ville.. Un peu comme en Chine, d’ailleurs, à ceci près que la construction est plus silencieuse, et les travailleurs encore moins visibles ; on les voit seulement de temps à autres, quand ils sont déplacés d’un chantier à l’autre, par groupe de 20, dans la remorque d’un pick-up.
Il y’a les Crazy Rich, et les Pauvres : les travailleurs étrangers, mais aussi les personnes âgées qui continuent de travailler dans les food courts, de débarrasser les plateaux, pour payer leurs retraites. Il y’a une classe moyenne, dont je ne sais pas très bien ce qu’elle pense, qui vit majoritairement dans des sortes de HLM, les HDB, construits par l’Etat, et vendus pour une durée de 99 ans (comme les propriétés privées!), afin d’assurer le renouvellement continuel du parc immobilier. Il y’a les expats, ceux qui viennent avec leur famille, ceux qui se trouvent une jeune girlfriend locale (c’est quand même moins fréquent qu’en Thaïlande ou en Chine, il me semble), ceux qui trompent l’ennui sur Tinder.
Et moi, qui essaye de mettre un peu de sens dans tout ça.
P.